C'QUOI,  Violences sexuelles

Révélations sur la face cachée de Jean Vanier

Une enquête indépendante mandatée par l’Arche révèle le passé coupable de Jean Vanier. Non seulement il avait bien connaissance des abus perpétrés par son père spirituel, Thomas Philippe, dans les années 1950-1970, mais il a lui-même agressé sexuellement des femmes en accompagnement spirituel à cette époque et jusqu’en 2005.

À l’origine, il y a le père Thomas Philippe. Accompagnateur spirituel du fondateur de l’Arche, Jean Vanier, ce dominicain est une figure encombrante dans l’histoire de cette fédération de communautés accueillant des personnes porteuses d’un handicap. Avec son frère, Marie-Dominique Philippe, lui aussi dominicain, fondateur de la congrégation Saint-Jean, ils forment un duo au cœur de plusieurs scandales d’abus révélés dans l’Église catholique depuis une vingtaine d’années, de l’enquête de La Vie en 2001, « Des gourous dans les couvents », jusqu’à la diffusion l’an dernier sur Arte du documentaire Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église.

Depuis 2014, plusieurs témoignages sont ainsi parvenus à l’Arche, venant de femmes abusées sexuellement et spirituellement par Thomas Philippe. Des cas suffisamment graves pour que l’association, présente dans 38 pays, entreprenne un travail de vérité pour démêler les fils de son histoire. « Nous ne mettrons pas cette réalité sous le tapis », ont régulièrement martelé ses responsables. Plusieurs enquêtes indépendantes ont ainsi été initiées, et l’association a décidé d’en communiquer les premiers résultats.

Et les faits mis au jour sont effarants, profondément déstabilisants compte tenu du rayonnement de Jean Vanier au sein du monde catholique. Contrairement à ce qu’il a toujours affirmé, le fondateur de l’Arche avait bien connaissance de la condamnation par le Saint-Siège de Thomas Philippe, prononcée en 1956. Mais la réalité est bien pire, et de nature à sérieusement ternir l’image de cette personnalité essentielle de l’Église ces dernières décennies : il a lui-même reproduit, à l’époque et jusqu’en 2005, le comportement qu’il a « appris » de son « père spirituel ».

Aux sources de l’affaire

Le premier témoignage concernant directement Jean Vanier a en fait été reçu par l’Arche en mai 2016. Une femme décrit une relation sexuelle vécue dans le cadre d’un accompagnement spirituel, avec des discours religieux douteux de la part de Jean Vanier. Elle souligne en avoir gardé une souffrance, mais craint de faire du mal à l’Arche. « Jean a reconnu à l’époque ce qu’il voyait comme une relation réciproque », explique Stephan Posner, responsable international du mouvement, en présentant les résultats de l’enquête interne à plusieurs médias chrétiens, dont La Vie. « Il a expliqué ne pas avoir de souvenir d’une justification mystique. Il a demandé pardon à cette femme, qui lui en a été reconnaissante. »

L’affaire aurait pu en rester là, mais en mars 2019, quand une nouvelle femme se manifeste, « nous lançons immédiatement une réelle enquête », ajoute Stephan Posner. C’est d’autant plus délicat que Jean Vanier, 90 ans, affaibli depuis plusieurs mois par une attaque cardiaque, est à la fin de sa vie. Il sera hospitalisé un mois plus tard à la clinique Jeanne Garnier, à Paris. Néanmoins, avec discrétion, l’enquête démarre. Quatre autres femmes se font connaître durant celle-ci, confiée à un organisme britannique spécialisé dans le conseil pour la protection contre l’exploitation et l’abus sexuel. Un comité de surveillance indépendant, composé de deux anciens haut-fonctionnaires français, est chargé d’évaluer l’intégrité et la fiabilité de ce travail. Alors que les dominicains accordent l’accès à leurs archives aux responsables de l’Arche en juin 2019, ces derniers mandatent l’historien Antoine Mourges pour analyser la relation entre Jean Vanier et son père spirituel Thomas Philippe. Le chercheur peut également s’appuyer sur les correspondances entre les deux hommes, découverte à la mort de Jean Vanier, le 7 mai – près de 180 lettres de Thomas Philippe à destination du fondateur de l’Arche.

L’écart est si vertigineux entre l’homme que j’ai connu et celui que je découvre… je lutte pour accepter, alors même que je sais les faits indiscutables.
– Pierre Jacquand, responsable France de l’Arche

« Cela fait quelques mois que je connais les résultats des enquêtes, et à chaque fois que je les lis à haute voix, je suis abasourdi », confie, ému, Stéphane Posner en détaillant les conclusions des experts. À ses côtés, Pierre Jacquand, responsable France de l’Arche, ajoute : « L’écart est si vertigineux entre l’homme que j’ai connu et celui que je découvre… je lutte pour accepter, alors même que je sais les faits indiscutables. »

Pour tenter de comprendre, les deux actuels responsables de l’association insistent sur l’importance de commencer par « le début », la rencontre entre Thomas Philippe, théologien prometteur qui vient de fonder un centre spirituel réputé dans l’Église, l’Eau vive, et Jean Vanier, jeune Canadien qui sort de la marine après avoir vécu la Seconde Guerre mondiale et qui cherche un sens à sa vie. Ce dernier l’a toujours dit : le prêtre était son modèle et l’est resté, dans son esprit, jusqu’à la fin de sa vie. En 1952, ce « père spirituel » est poursuivi lors d’un procès canonique pour abus sexuels sur deux femmes qui ont contacté l’Église catholique. Il est condamné en 1956 à la peine de « déposition » : interdiction d’enseigner, d’exercer tout ministère et d’administrer tout sacrement. La raison de cette sanction, la plus haute avant le renvoi de l’état clérical : des théories qualifiées de « fausse mystique » qu’il déployait pour convaincre ses victimes d’avoir des rapports sexuels avec lui et justifier qu’il enfreigne son vœu de chasteté. L’information complète était sous le sceau du secret pontifical et n’a été exhumé qu’après une enquête canonique menée en 2015.

« Dès les années 1950, et contrairement à ce qu’il a pu nous dire à plusieurs reprises, Jean Vanier était informé » de tout, souligne encore Stephan Posner. Le fondateur avait réagit publiquement en mai 2015, se déclarant « bouleversé et choqué, ne comprenant absolument pas comment tout cela a pu se passer » et affirmant alors avoir été mis au courant « de certains faits » quelques années auparavant, mais être resté « totalement ignorant de leur gravité »… Face à notre stupéfaction, le responsable de l’Arche internationale martèle : « Oui, il a menti. »

En réalité, tout au long des années 1950 et 1960, Jean Vanier a fait partie d’un petit groupe de soutien au père Thomas Philippe. Les quelques femmes présentes dans ce groupe avaient des relations sexuelles teintées de délires mystico-religieux avec ce prêtre tout comme elles en avaient, dans les mêmes termes, avec Jean Vanier. C’est ce que laissent penser les lettres que certaines de ces femmes lui ont envoyées, ainsi que celles que Thomas Philippe faisait parvenir à « son fils spirituel » pour lui expliquer ce que, selon lui, la Sainte Vierge attendait de lui par ces pratiques, ou le félicitant d’avoir bien suivi ses recommandations. Les liens entre les deux hommes étaient connus des autorités ecclésiales, à tel point que le jugement du Saint-Office de 1956 stipulait que la volonté de devenir prêtre de Jean Vanier, si elle devait se concrétiser, ne pourrait pas se faire par dérogation, sans que celui-ci n’intègre d’abord un séminaire. Ce jugement interdisait également aux membres du groupe de se rassembler à nouveau, de fonder un lieu ensemble et même seulement d’avoir des contacts entre eux. Une mesure qu’ils n’ont jamais respectée, les courriers – transmis en secret – qu’ils échangeaient en attestent, et montrent « une forte influence de Thomas Philippe sur la pensée et le comportement de Jean Vanier », souligne le rapport d’enquête, que nous avons pu consulter.

De victime d’emprise par son père spirituel, Jean est passé à responsable.
– Stephan Posner, responsable de l’Arche internationale

En 1963, après un discret mais efficace lobbying de Jean Vanier, le prêtre en exil est autorisé à venir à Trosly-Breuil après avoir aidé son protégé à s’y installer. « Très vite, plusieurs des femmes du petit groupe le suivent dans sa démarche, participant à des degrés divers à la fondation de l’Arche », ajoute le rapport. Thomas Philippe y reprend progressivement ses activités de prêtre, confessant et proposant à nouveau des accompagnements spirituels. « Cela a rendu possible, de fait, la poursuite des abus sexuels [du dominicain] sur des femmes à l’Arche et lui a permis d’élargir son influence spirituelle sur les fondateurs ou membres d’autres communautés », assène encore le rapport.

Ce que ces femmes sont devenues, le rôle réel qu’a eu ce groupe dans la fondation de l’Arche, tout cela reste encore à déterminer, soulignent les responsables de l’association. « Il reste des “blancs” dans notre histoire, et nous allons continuer à prendre le temps de les remplir », assure Stephan Posner. « C’est peut-être la plus grave crise de l’histoire de l’Arche », enchaîne-t-il. Parce que « de victime d’emprise par son père spirituel, Jean est passé à responsable » d’abus lui-même.

L’autre Jean Vanier

« L’enquête a reçu les témoignages sincères et concordants portant sur la période 1970-2005 de six femmes adultes et non handicapées », sans lien avec celles des décennies précédentes, explique le rapport d’enquête. « Ces femmes font état de relations sexuelles que Jean Vanier a initiées avec elles, généralement dans le cadre d’un accompagnement spirituel, et dont certaines ont gardé de profondes blessures. Ces femmes, à qui Jean Vanier demandait de garder le secret, sans lien entre elles ni connaissance de leur histoire respective, rapportent des faits similaires associés à un discours supposément spirituel ou mystique destiné à les justifier. Ces agissements indiquent une emprise psychologique et spirituelle de Jean Vanier sur ces femmes et soulignent son adhésion à certaines des théories et pratiques déviantes du père Thomas Philippe qu’il reproduisit. »

Les renseignements concernant les victimes de ces abus sont confidentiels, « à leur demande », justifient les responsables de l’Arche. Mais « cela a duré pour chacune d’entre elles un certain temps, et nous parlons de faits qui ont eu lieu jusqu’en 2005 », assurent-ils. « Plusieurs étaient dans un état de vulnérabilité dont Jean Vanier avait connaissance ; elles étaient de tous les états de vie – célibataires, mariées, consacrées – et cela a bien été des relations sexuelles manipulatrices et contraintes en raison de l’autorité spirituelle qu’était Jean à leurs yeux », confirment-ils. « Toutes ont décrit comment ce comportement a eu, par la suite, un impact de longue durée et négatif sur leur vie personnelle et sur leurs relations interpersonnelles et conjugales. »

Il aurait dit à l’une d’elles : « Ce n’est pas nous, c’est Marie et Jésus. Tu es choisie, tu es spéciale, c’est un secret », ou encore, à une autre : « C’est Jésus qui t’aime à travers moi ».

Les extraits de leurs témoignages, cités dans le rapport d’enquête, rappellent douloureusement ceux des femmes abusées par Thomas Philippe. Comme pour elles, les attouchements sur tout le corps et les actes sexuels sont divers et nombreux. « C’était très intime, il a tout fait sauf la pénétration », détaille pudiquement l’une d’elles, mettant en mots ce que les autres ont aussi confiés. Les justifications de Jean Vanier font écho à celles du « dossier Thomas Philippe ». Le fondateur de l’Arche aurait par exemple dit à l’une d’entre elles : « Ce n’est pas nous, c’est Marie et Jésus. Tu es choisie, tu es spéciale, c’est un secret », ou encore, à une autre : « C’est Jésus qui t’aime à travers moi ». L’une d’elle raconte le basculement : « L’accompagnement spirituel s’est transformé en toucher sexuel. Cela a duré trois ou quatre ans, j’étais figée, j’étais incapable de distinguer ce qui était bien et ce qui était mal. (…) Il m’a dit que cela faisait partie de l’accompagnement. » Certaines de ces femmes, bien des années plus tard, sont revenues voir Jean Vanier pour lui partager leur souffrance. Dans leurs témoignages, elles confient qu’il n’a pas semblé comprendre… « Je pensais que c’était bon », répond-il ainsi à l’une d’entre elles.

Pierre Jacquand, le responsable France de l’Arche, se souvient également d’un échange particulier qu’il a eu avec Jean Vanier, quelques mois avant sa mort : « Au détour d’une rencontre, je lui demande comment il va. Il me répond : “Ça va, mais je suis angoissé parce que je suis encore le fils spirituel du père Thomas…” Sur le moment, je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire. Aujourd’hui, je réalise qu’il a préféré nous mentir – toutes ces nombreuses fois où nous l’avons interrogé – plutôt que d’être infidèle aux théories du père Thomas. » Comme si remettre en cause cette figure représentait un « danger trop grand » à ses yeux, « comme si cela risquait de provoquer un effondrement en lui », complète Stephan Posner.

Et l’Arche ? Qui savait en son sein ? Les membres du « premier groupe » n’auraient jamais vraiment révélé la nature de leurs relations antérieures. Ensuite, beaucoup de personnes sont arrivées d’un coup à l’Arche, et Jean Vanier a suivi spirituellement des centaines de personnes tout au long de sa vie, bien que lui-même n’ait jamais eu d’accompagnateur en particulier, sans compter tous ceux qui venaient régulièrement le consulter ou le rencontrer. Et si des alertes ont eu lieu, elles ne sont en tout cas jamais remontées. « Nous n’avons pas d’éléments pour dire que des membres de l’Arche ont su, compris et couvert. Jean a toujours reçu de nombreuses personnes, à toute heure », assure Stephan Posner, avant d’ajouter : « Nous n’avons pas d’éléments montrant une récurrence systémique qui se serait déployée dans l’Arche. Il semble que Jean n’ait pas cherché à faire des “disciples” ». « Enfin, insiste-t-il tout particulièrement, à notre connaissance, aucune personne en situation de handicap n’a eu à subir de tels comportements, ni de Thomas Philippe, ni de Jean Vanier. » Toutes les procédures concernant les alertes face à des abus de toutes sortes vont néanmoins refaire l’objet d’une évaluation, pour tous les membres de l’Arche – accompagnés et accompagnants.

« Le cœur brisé »

Le travail historique de l’Arche, quant à lui, ne fait que commencer, comme bien d’autres communautés fondées à cette époque qui ont vu ces dernières années remettre en cause leur figure centrale. « Notre histoire fondatrice vole en éclat, tout comme notre mythe fondateur. On vit avec des personnes cassées depuis 55 ans ; maintenant, nous avons une histoire cassée ! », s’exclame Stephan Posner, un triste sourire aux lèvres. Pierre Jacquand se livre à son tour : « Jean est mon ami. Il m’a fait du bien et je l’aime beaucoup. Je me sens dévasté. J’ai le cœur brisé. » Un sentiment de trahison encore à fleur de peau pour chacun d’eux.

La part de vie de l’héritage de Jean, c’est que la relation avec les personnes en situation de handicap transforme. Je crois qu’il était sincère dans cette démarche, et elle est inchangée à mes yeux.
– Pierre Jacquand, responsable France de l’Arche

Dans la lettre envoyée à toutes ses communautés, la Fédération de l’Arche veut aussi, dès maintenant, appeler à penser « l’après » : « L’Arche n’aura pas d’avenir si elle ne sait pas considérer son passé avec lucidité. (…) Comme responsables de l’Arche, notre rôle n’est pas de nous protéger contre des vérités qui nous blessent, mais d’être fidèles aux principes qui nous animent et d’affirmer “la valeur unique de chaque personne” – phrase importante des statuts de la communauté. » Pierre Jacquand commente : « La part de vie de l’héritage de Jean, c’est que la relation avec les personnes en situation de handicap transforme. Je crois qu’il était sincère dans cette démarche, et elle est inchangée à mes yeux. Car l’Arche n’est ni une idéologie, ni une spiritualité, c’est une expérience. Elle demeure intacte. »

Moins d’un an après le décès de Jean Vanier, les 154 communautés réparties dans 38 pays vont maintenant prendre le temps d’un second deuil, celui de la figure de leur fondateur. Des espaces de dialogue vont s’ouvrir dans chacune d’elles. À la veille de rendre public ce travail de vérité, les responsables de l’Arche ont prévenu leurs partenaires réguliers, notamment religieux, de l’évêque de Canterbury aux responsables des Conférences des évêques de France, du Canada et des États-Unis. Tous les ont assurés de leur soutien, jusqu’au pape François qui les a reçus début février et les a encouragés à « faire toute la vérité ». « Nous sommes dans la sidération, il faut passer le temps de l’émotion avant d’aller sur la réflexion », conclut Stephan Posner. Le processus mondial de réécriture de la charte de l’Arche a été, lui, lancé en 2019. Cette démarche aura pour but de trouver de nouveaux mots pour dire « ce qu’est l’Arche » ; une première pierre de reconstruction depuis le départ de Jean Vanier, lui qui, interrogé sur la place du fondateur dans une institution d’inspiration chrétienne, disait : « Pour qu’une fondation vive et grandisse, il faut que le fondateur meure. »

INFOS-JOUR

Bonjour dit moi, çà serait vraiment sympa de mettre un petit commentaire. Toutes les idées sont bonnes à prendre.

EDIT   © Infos-Jour

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Mr.PiT

  
 
 
  
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