
Forte demande pour remplacer Poutine
Ekaterina Schulmann : « Il y a dans la population russe une forte demande pour remplacer Poutine »
Les dix-sept mois de guerre en Ukraine et la rébellion avortée de Prigojine ont durablement affaibli le pouvoir de Poutine, selon la chercheuse russe Ekaterina Schulmann.
Une Russie sans Vladimir Poutine est-elle envisageable ? Après plus de dix-sept mois de guerre en Ukraine, le scénario ne semble plus aussi improbable qu’il pouvait le paraître au lancement de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022. Déjà affaibli par les déboires de son armée, le chef du Kremlin a assisté, impuissant, à une remise en question inédite de son pouvoir, fin juin, lors de la rébellion avortée d’Evgueni Prigojine. « Dans un système qui n’a aucun respect pour la loi et repose uniquement sur l’idée de la force brute, montrer sa faiblesse de manière aussi manifeste est extrêmement dangereux pour le pouvoir en place », souligne la politologue russe Ekaterina Schulmann, enseignante et chercheuse non-résidente au Centre Carnegie Russie Eurasie à Berlin. Entretien.
L’influent blogueur nationaliste russe Igor Guirkine a été arrêté fin juillet pour « extrémisme ». Pensez-vous que cette arrestation en préfigure d’autres ?
Ekaterina Schulmann Une certaine répression s’est naturellement imposée après l’échec de la tentative de coup d’Etat de Prigojine : c’est l’instinct de tout système politique menacé. La particularité de notre situation, cependant, est que les véritables mutins, ou même leurs sympathisants, font trop partie du système pour pouvoir en être extraits, et que le système lui-même se sent trop fragile pour tenter quoi que ce soit qui puisse le déstabiliser. La solution naturelle consiste donc à punir ceux qui sont inoffensifs et ne constituent pas de menace. Dans ce contexte, les « turbopatriotes » sont des cibles idéales : ils ne sont pas organisés, n’ont pas de base de soutien tangible et sont incroyablement naïfs dans leur culte infantile de « l’Etat » – ce même Etat qui veut leur peau. Ainsi, malgré leur moustache militaire et le caractère belliqueux de leur rhétorique, ils sont en réalité beaucoup plus vulnérables que n’importe quel citoyen urbain à l’esprit libéral, qui a le numéro de hotline OVD-info [NDLR : une ONG de défense des droits de l’homme visant à lutter contre la persécution politique] dans son téléphone et sait comment se comporter en cas de perquisition et d’arrestation.
Les autorités peuvent avoir une autre raison de vouloir faire taire les voix favorables à la guerre. Si une sorte de cessez-le-feu ou même de trêve est envisagée – ce qui serait plus que naturel en période préélectorale -, il est logique de se débarrasser de ceux qui s’élèvent contre un « match truqué » ou une « paix de trahison », ce qui est particulièrement détesté par cette partie de l’échiquier politique. Il ne faut pas qu’ils perturbent les festivités et ternissent l’éventuelle gloire de « Poutine le pacificateur ».

La chercheuse et politologue russe Ekaterina Schulmann, lors d’une conférence au Centre Sakharov, le 23 juin 2017
Ces « turbopatriotes » bénéficient-ils d’un soutien au sein de la population ?
Ils ont une grande visibilité, puisqu’ils font partie des rares personnes à s’exprimer publiquement. Critiquer la guerre peut vous attirer de gros problèmes, mais il reste malgré tout possible de critiquer la façon dont elle est menée. Ainsi, même s’il est interdit de dire que le président est un monstre sanguinaire pour avoir provoqué cette guerre, il est possible de lui reprocher d’être un mauvais dirigeant parce qu’il ne la mène pas de manière suffisamment énergique. Si nous regardons les sondages, nous voyons que la position militariste est minoritaire en Russie : le pourcentage de la population qui est favorable à « l’opération militaire spéciale », s’oppose à une trêve et soutiendrait une nouvelle marche sur Kiev, fluctue autour de 20 %, selon les études d’opinion.
Mais ce qui est important, c’est la divergence croissante entre les militaristes et les loyalistes. Avant la fin de l’été 2022, ils formaient un seul et même groupe. Tous étaient partisans du président, et donc partisans de la guerre. Mais ces deux groupes ont commencé à s’éloigner l’un de l’autre. Les loyalistes, principalement des retraités, des fonctionnaires et des familles pauvres, continuent de soutenir le président, même s’ils préféreraient le voir revenir à un statu quo, tel qu’il existait avant la guerre. Les militaristes, quant à eux, veulent des succès militaires, pas un statu quo. Ils veulent prendre Kiev. Ils veulent que l’Ukraine soit davantage bombardée. Ils ne sont pas satisfaits du ministre de la Défense. Et ils commencent à être mécontents du président, parce qu’il n’est pas militairement efficace. Evgueni Prigojine est la manifestation la plus connue de cet état d’esprit.
Justement, l’ex-patron du groupe Wagner, réapparu récemment à Saint-Pétersbourg, ne semble pas être traité aussi durement que d’autres dirigeants tombés en disgrâce auprès du Kremlin. Comment expliquer cette clémence ?
Il y a plusieurs facteurs explicatifs. Contrairement à d’autres personnalités avant lui, comme Mikhaïl Khodorkovski ou Alexeï Navalny, Prigojine dispose d’une armée. Pour le régime de Poutine, cela implique de facto de le traiter, lui et son entourage, avec certains égards, en raison de la menace qu’il représente encore. A court terme, ménager Prigojine peut offrir un peu d’air à Poutine pour stabiliser la situation en interne, mais à plus long terme, cela envoie un très mauvais message aux élites russes. Dans un système qui n’a aucun respect pour la loi et repose uniquement sur l’idée de la force brute, montrer sa faiblesse de manière aussi manifeste est extrêmement dangereux pour le pouvoir en place.
De quelle manière la rébellion de Prigojine a-t-elle affaibli le régime de Poutine ?
La formule la plus courte pour expliquer la façon dont cette révolte ratée a affaibli le système russe est la suivante : elle a donné un mauvais exemple à suivre. Je n’ose imaginer le nombre de personnes qui, dans l’armée ou les services de sécurité, se disent désormais qu’ils pourraient faire mieux que Wagner, qu’ils ont plus de cran que Prigojine et qu’en planifiant mieux leur tentative de coup d’Etat, ils pourraient le réussir. D’autant que cette rébellion a révélé beaucoup de failles dans le régime russe – comme la passivité des militaires et des services secrets, ou l’indifférence totale du peuple russe.
Et ce dernier point est notable. En 2016, lorsque le président turc Recep Tayyip Erdogan a été confronté à une menace similaire, la première chose qu’il a faite a été de s’adresser à la nation en direct depuis son téléphone, pour dire aux gens de descendre dans la rue pour le soutenir. Ce qu’ils ont fait. On l’oublie souvent aujourd’hui, mais lors de la tentative de coup d’Etat en Turquie, plusieurs centaines de civils ont été tués en essayant d’arrêter les mutins. Rien de tel ne s’est produit en Russie. Poutine n’a même pas essayé de formuler cette demande qu’il savait vouée à l’échec. Car le soutien n’existe pas dans une société où le choix est inexistant. La meilleure chose que Poutine puisse espérer de ses concitoyens est un acquiescement passif au statu quo : « Laissez-nous tranquilles et nous vous laisserons tranquilles ». Ça s’arrête là.
Comment expliquer cette passivité de la population ?
Dans un régime autocratique comme celui de la Russie, c’est une tactique de survie très rationnelle, qui est le résultat de décennies d’apprentissage. Les autocraties, en particulier les autocraties modernes, reposent sur la passivité civique. Dans les démocraties, la participation est volontaire, diversifiée et compétitive : vous avez des choix et vous êtes encouragé à participer, que ce soit en tant qu’électeur, activiste, manifestant ou simple citoyen. Contrairement à ce modèle, les régimes autocratiques ont besoin de la passivité et de la dépolitisation du peuple. C’est leur principe fondamental. De fait, en Russie, les gens ont été éduqués en suivant ce principe au cours du dernier quart de siècle.

Le patron de Wagner, Evgueni Prigojine, quittant Rostov-sur-le-Don, le 24 juin 2023, sous les acclamations des habitants
Les « graines de la passivité » avaient déjà été semées à la fin de l’ère soviétique. Les personnes qui ont plus de 70 ans aujourd’hui et qui occupent les postes les plus élevés de notre administration, avaient 40 ans ou moins en 1991, lors de la chute de l’URSS. Ils ont été complètement endoctrinés dans la tradition soviétique et ils appliquent les mêmes schémas aujourd’hui. Au cours des deux dernières décennies, la passivité politique est donc devenue comme une seconde nature pour les citoyens russes, qui se sont avant tout préoccupés de leur vie privée, leur logement, leur travail et leur bien-être. La Russie reste par ailleurs un système politique répressif. Lorsque vous avez une censure militaire et que des lois peuvent vous envoyer dans une colonie fédérale pendant quinze ans pour avoir dit un mot de travers, cela tend à créer une cohésion – au moins en apparence – au sein de la société.
Quelles pourraient être les prochaines menaces pour Vladimir Poutine ?
Dans un premier temps, je pense qu’il est probable que nous assistions, non pas à des contestations pures et simples du régime, mais à des demandes de faveurs « appuyées ». C’est comme formuler une requête auprès de votre supérieur que vous savez affaibli : pas besoin d’entrer en conflit avec lui pour obtenir ce que vous voulez, puisqu’il n’est plus en mesure de vous dire non. Ainsi, je ne serai pas surprise de voir des chefs de guerre comme Ramzan Kadyrov, le chef de la République russe de Tchétchénie, se mettre à formuler certains griefs, ou des généraux faire des demandes pour obtenir plus de moyens, par exemple. Et ce d’autant plus que nous n’avons pas vu de réelle campagne de répression à la suite de la mutinerie.
La ligne de conduite habituelle aurait été de punir ceux qui se sont rebellés et de racheter la loyauté des autres, c’est-à-dire la stratégie de la carotte et du bâton. Pour le moment, nous avons vu beaucoup de carottes : que ce soit les promesses d’armement lourd pour la Rosgvardia, la garde nationale russe, ou les augmentations de salaire pour les siloviki. En revanche, on a vu très peu de bâtons, comme le montre, encore une fois, la relative clémence dont a bénéficié Wagner. Cela en dit long sur la manière dont le pouvoir perçoit la limite de ses capacités d’action.
A terme, Poutine peut-il devenir encombrant pour les élites russes ?
C’est une question délicate. Pour y répondre, il faut se pencher sur l’utilité qu’a Poutine pour les élites russes. A mon sens, il remplit trois fonctions principales. D’abord, il apporte une légitimité externe : il représente la Russie à l’étranger et s’entretient avec les dirigeants mondiaux, ce que les autres membres de l’élite ne sont pas en mesure de faire. Ensuite, Poutine apporte une légitimité interne : il est l’homme politique le plus populaire en Russie, alors que les membres de l’élite sont inconnus ou détestés. Ce faisant, il apporte donc une forme de stabilité au régime. Enfin, il joue le rôle d’arbitre pour les litiges entre les élites. Il est le gardien du grand équilibre : lorsque les clans ont des problèmes ou ne sont pas d’accord entre eux, il peut intervenir et régler les différends. Si vous examinez ces trois fonctions, vous constaterez qu’elles sont toujours plus ou moins en place. En revanche, chacune d’elles a été mise à l’épreuve.
De quelle manière ?
Tout d’abord, la légitimité externe de Poutine a fortement diminué. Il est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) et est boycotté par la plupart des pays développés. Il n’offre donc plus beaucoup de possibilités de visites à l’étranger à ses élites, qui, pire, deviennent toxiques à cause de lui. D’aucuns pourraient penser que, sans lui, il serait plus facile de rétablir le contact avec les pays occidentaux. Ensuite, concernant sa légitimité interne : elle existe toujours, mais elle est affaiblie. La passivité dont ont fait preuve les Russes lors de la mutinerie de Wagner le prouve. Poutine reste la personnalité publique la plus populaire du pays, car aucune autre n’a été autorisée à émerger, mais la montée rapide de la popularité de Prigojine avant le coup d’Etat montre qu’il y a une demande forte pour quelqu’un de nouveau. Et pour le troisième point, la fonction d’arbitre : la mutinerie a justement été rendue possible parce que le président russe n’est pas intervenu suffisamment tôt pour empêcher l’embrasement. Ainsi, en examinant ces trois points un par un, nous constatons que le président est affaibli sur chacun d’entre eux.

Vladimir Poutine s’adresse à la nation russe à la télévision d’Etat, le 26 juin 2023 au soir à Moscou
Le risque d’éclatement de la Fédération de Russie vous paraît-il un scénario crédible dans les années à venir ?
On a coutume de dire qu’en politique, rien n’est impossible. La question est de savoir quel est le degré de probabilité de chaque scénario. La désintégration de la Fédération de Russie n’est pas impossible. Après tout, d’autres pays et empires se sont désintégrés avant nous. Toutefois, jusqu’à présent, je ne vois pas beaucoup de fondements à ce scénario, tant que le pouvoir fédéral dispose de la carotte et du bâton, c’est-à-dire des ressources pour récompenser la loyauté et punir la déloyauté.
Cependant, au fur et à mesure que le centre fédéral s’affaiblit et s’appauvrit, nous verrons probablement des régions réclamer plus d’argent et d’autonomie, à l’image du Tatarstan, qui dispose déjà de ses propres ressources naturelles et de son propre système économique. Le scénario d’un retour à la situation des années 1990 est, à mon sens, plus probable qu’un éclatement de la Fédération.
Le président russe a-t-il des successeurs potentiels ?
C’est une question intéressante. Demandons-nous s’il a eu le temps de faire ce que son prédécesseur [NDLR : Boris Eltsine] avait fait en 1999, c’est-à-dire nommer un successeur qui obtienne le consentement des élites. A l’époque, Eltsine était très impopulaire. A contrario, son successeur, Poutine, a été presque immédiatement populaire. On dit souvent qu’il l’est devenu après les attentats de 1999, à Moscou, attribués aux Tchétchènes [NDLR : et le déclenchement de la seconde guerre de Tchétchénie, qui en a découlé]. Mais en réalité, sa popularité a commencé avant cela.
Pourquoi ? Parce que le pays voulait du changement, mais pas un changement révolutionnaire. Le successeur devait être à la fois l’antipode et l’héritier de son prédécesseur. Celui-ci, Eltsine, était vieux, celui-là, Poutine, était jeune. L’ancien était considéré comme un alcoolique, le nouveau était en bonne santé et d’allure sportive. L’ex-président était associé au chaos, son successeur était l’apôtre de la stabilité et de l’ordre. C’est pourquoi, lorsque Eltsine a présenté son successeur, celui-ci a connu une popularité rapide. D’une certaine manière, Eltsine a réussi sa succession. Poutine a-t-il préparé ce moment ? Je n’ai pas de réponse à cette question pour le moment. Mais il n’est pas impossible qu’il parvienne à l’organiser à l’avenir. C’est l’un des scénarios possibles.

EDIT © Infos-Jour

Mr.PiT

